Vincenzo Consolo : l’alchimie du logos

Chroniques italiennes n. 73/74 (2-3 2004), M. GIACOMO-MARCELLESI

Vincenzo Consolo : l’alchimie du logos

Femmine, che sono sti lamenti e queste grida con la schiuma in bocca ?

La transposition narrative du monde de Vincenzo Consolo, ce « Finistère » dont les frontières sont sans cesse repoussées dans l’espace et dans le temps, comporte une telle force dans les évocations langagière, qu’on a parfois l’impression de ne pas pouvoir comprendre le texte si on ne le lit pas à voix haute.

Il est sans doute difficile de trouver une production littéraire où la voix humaine aux mille parlers occupe autant de place que dans cet univers dont la dimension chorale exprime l’infinitude de la souffrance humaine. L’extrême richesse de la narration se développe dans la cristallisation métaphorique des mots, expressions, formules nées de la mémoire individuelle de l’écrivain qui renvoient à une culture populaire et savante, ainsi qu’à une sensibilité et une éthique forgées dans ce contexte.

Consolo définit lui-même la genèse de son oeuvre littéraire comme le projet d’une écriture de type sociologique, à la Carlo Levi, qui s’est inscrite dans la perspective d’une écriture expressive ou sentimentale quand il a compris que l’esthétique littéraire généralement qualifiée de néo-réalisme était dépassée. Son choix se porte donc sur cette écriture expressive, dont il voit l’archétype en Giovanni Verga, « il primo grande rivoluzionario stilistico nella letteratura moderna ».

Le critique Enzo Papa signale enfin une autre influence invoquée par Consolo, celle du groupe allemand ’47:

Vi resistono an cora gli echi della poetica neorealistica, già in congedo… ma vi appare evidente la lezione del tedesco gruppo ‘47, di quegli scrittori tedeschi che Consolo definisce analisti, come anche quella delle sperimentazioni linguistiche di Gadda e di Pasolini. 1

Dans cette lignée, Consolo manifeste dès son premier ouvrage La ferita dell’aprile ( bien qu’il ait fallu attendre Il sorriso dell’ignoto marinaio pour que la critique s’en aperçoive) une maîtrise des ressources de la langue et une originalité de style qui permettent de le reconnaître dès la première lecture, ad apertura di pagina, dit un critique2.

Nous verrons comment les voix populaires résonnent dans l’oeuvre de Vincenzo Consolo, les mots, les dialogues, mais aussi les interjections, les murmures, les balbutiements, les bruits. Il n’est pas jusqu’aux cris et au silence qui ne prennent une signification métaphorique dans cet univers.

1.Langue(s) et dialecte(s) :

1.1 La musique de l’inflexion dialectale:

La langue italienne dans ses inflexions dialectales diverses est évoquée avec émotion par l’écrivain Giacchino Martinez, héros du roman Lo Spasimo di Palermo (en partie autobiographique) quand il l’entend résonner dans le train, au retour d’un exil de plusieurs années : les voyageurs descendent à Florence et à Rome relayés par d’autres qui montent, le couloir est envahi par les soldats en permission qui hurlent, s’interpellent, se moquent les uns des autres d’un bout à l’autre du wagon dans un joyeux brouhaha, la baraonda : l’intellectuel se complaît à entendre résonner ces parlers qui ne sont plus le dialecte mais ne sont pas encore « la terrible nouvelle langue nationale que le malheureux Pasolini avait prophétisé pour le pays.

1 Enzo Papa, « Vincenzo Consolo : », in Id., « Ritratti critici di contemporanei», in: Belfagor, Firenze, Olschki, marzo 2003, LVIII, n.2, p. 179-198 : « on y trouve encore les échos de la poétique néoréaliste, …mais déjà apparaît en pleine évidence l’influence des écrivains du groupe allemand ’47…de ces écrivains que Consolo définit comme analystes, et aussi celle des expériences linguistiques de Gadda et de Pasolini ».

N.B. Cette traduction, comme toutes celles qui suivront, en note ou dans le texte, sauf mention spécifique, a été établie par l’auteure de la présente étude.

2 Gianni Turchetta, « Introduction » in : Vincenzo Consolo, Le pietre di Pantalica, Milano, Mondadori, 1988, p. V-XII

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Oltre l’eterna melodia napoletana, cercava di distinguere i suoni di Calabria, quello aspro dei monti e quello piano di Vibo e di Lamezia. Nelle parlate poi della sua isola, indovinava facilmente, nelle sue varianti, le città e i paesi da cui i ragazzi provenivano. Sentiva l’incolore e aggirante messinese, il rotondo e iattante palermitano, l’allusivo e cantilenante catanese, il pietroso e aspirato agrigentino, e l’antico lombardo di Piazza, Nicosia o San Fratello3.

1.2 Le sicilien

Le premier roman La ferita dell’aprile4, propose, dès 1963, une langue de ce type, italienne souvent fortement infléchie par le dialecte tandis que le dernier roman (à ce jour), Lo spasimo di Palermo, sépare la langue italienne académique des énoncés en sicilien qui sont le plus souvent des noms de lieux ou des proverbes. Il sorriso dell’ignoto marinaio5 et Retablo6 se rapprochent plutôt de cette deuxième solution, tandis que Le pietre di Pantalica7 accorde une place beaucoup plus importante au dialecte puisque ce livre évoque l’occupation des terres par les journaliers agricoles, I braccianti. Enfin le livre consacré au Baroque en Sicile présente de longs passages en sicilien, les récits de témoins du tremblement de terre d’Acireale et de celui qui a détruit Syracuse en 16938.

Le sicilien proprement dit résonne à travers les dialogues, les proverbes, les rituels des travaux des champs, les insultes, les slogans politiques, les joutes poétiques de la vie quotidienne, les chansons du « folklore », et de nombreux textes sont eux-mêmes en dialecte.

Les caractéristiques phonologiques et morphologiques du sicilien sont présentes aussi bien dans La ferita dell’aprile que dans d’autres teste de Consolo.

– Vocalisme : l’absence de diphtongue dans le suffixe –ère « -ièri » (cavalere « cavaliere » sciarmère, « mèi « miei », sui « suoi »), -les voyelles fermées en syllabe tonique (chisti « questi », sunno « sono », signuri « signore », vui « voi »), les voyelles semi-ouvertes en syllabe atone (sicolo « siculo », scoltori « scultori »)

– Consonantisme : le rhotacisme (Arcamo « Alcamo », ascortate « Ascoltate »), la séquence –nn- correspondant à la séquence italienne –nd- : (monno « mondo », granne « grande »), l’absence de l’élément labio-vélaire (chisti « questi »), la présence de la fricative palatale dans la séquence consonantique –str- (nosctro « nostro »), la non-assimilation du groupe –ntpour l’italien –tt- (pintori « pittori »)

En revanche, la morphosyntaxe du sicilien est plus particulièrement présente dans la prose italienne de La ferita dell’aprile, qui reprend le rythme de la langue dialectale, sicilienne mais aussi plus généralement méridionale : emploi systématique du passato remoto là où la langue emploie le passato prossimo, postposition systématique du verbe, soli restammo, cavaliere è, essa fu, io sono, etc., emploi systématique de l’indicatif dans des subordonnée introduites par des verbes exprimant

Le lexique sicilien apparaît dans La ferita dell’aprile, certains mots connus comme caruso, picciotto, d’autres moins répandus dans la péninsule : il dubotti (due colpi en italien, (« deux coups » en français ), d‘autres enfin si obscurs qu’ils sont éludés dans les traductions françaises, comme le balate9, « les roches lisses qui donnent un accès facile à la mer », « les dalles ».

3 Vincenzo Consolo, La spasimo di Palermo, Milano, Mondadori, 1998, p.94-95 :Au-delà de l’étzrnelle mélodie du napolitain, ilessayait de discerner les sons de Calabre, l’âpre calabrais des monts et de la plaine de Vibo et de Lamezia. Dans les parlers de son île, il devinait facilement, à travers ses diverses variantes, les cités et les bourgs dont provenaient les jeunes gens. Il entendait l’incolore et insinuant parler de Messine, le palermitain sonore e glapissant, le parler de Catania comme une cantilène discrète, le parler âpre et pierreux d’Agrigente, et l’ancien lombard de Piazza, Nicosia ou San Fratello. »

4 Id., La ferita dell’aprile, Torino, Einaudi, 1963

5 Id., Il sorriso dell’ignoto marinaio, Milano, Mondadori, 1976

6 Id., Retablo, Torino, Einaudi, 1998

7 Id., Le pietre di Pantalica, 1988

8 Id., Il barocco in Sicilia : la rinascita del Val di Noto, Milano, Bompiani, 1991

9 Id., La ferita dell’aprile, p. 122

  1. 3 La différence linguistique comme vécu:

Cette expérience est autobiographique. Vincenzo Consolo tout en assumant son destin de grand intellectuel européen n’en finit pas de donner à entendre la différence linguistique qu’il a vécue dès son enfance. Comme le jeune héros de La ferita dell’aprile il est né dans un bourg en province de Messine, où on parle, aujourd’hui encore, un idiome « gallo-italique » qu’il appelle antico lombardo, qui s’est rapproché au cours des siècles du sicilien, tout en gardant de nombreux traits spécifiques. L’enfant prend conscience de cette singularité quand sa mère l’emmène vivre dans une autre localité, où la population le traite, lui et les siens, comme des étrangers, zanglé, zerabuini, « anglais », « arabes », êtres possédés du diable, affligés de tous les vices que même Mussolini n’avait pu convertir au christianisme. Alors que le paysage qu’il voit de l’institut où il est scolarisé lui donne l’impression rassurante de se rapprocher de son village, les collines entrevues comme un lion protecteur au repos, l’enfant se trouve confronté aux moqueries de ses camarades, pour sa différence de langue, celle d’un bourg « vieux comme le monde, où on parle d’une façon telle que personne ne nous comprend, et les illettrés, quand ils parlent, semblent être originaires du Nord » :

Don Sergio me lo chiese, un giorno che dicevo la lezione.- Di’ un po’ : non sarai mica settentrionale ?

– E le risate di que’ stronzi mi fecero affocare. Glielo dissero che ero uno zanglé, che avevo una lingua speciale. Don Sergio volle sapere e fece la scoperta che poteva esse colonia francese, che zanglé storpiava lesanglé, non inglesi, ma normanno.

Ma non sono neanche uno zanglé, un civile di casino, facce smorte e pertiche di faggio, zarabuino, se ci tiene tanto.

-Zarabuini sono gli arabi, disse don Sergio.10

L’altercation donne lieu à une leçon d’instruction civique empirique, une leçon de tolérance et de respect de l’autre « étranger ». Don Sergio se risque à une analyse hasardeuse de la différence entre « les arabes zarabuini et les normands, deux races, deux classes bien distinctes » dit-il, « la seconde s’étant imposée sur la première provoquant une fracture nette qui dure encore aujourd’hui ». Puis il propose à l’enfant un échange métalinguistique qui montre les correspondances entre les deux idiomes, pen « il pane », mer « il mare », travai « il lavoro » et d’où il ressort que la différence n’est pas un problème :

Vedete, vedete ! Che c’è da vergognarsi, è storia, storia.11

Le camarade de classe Mùstica devient alors un ami, lui qui avait été le premier à l’appeler zanglé , et il reconnaît à son tour « que chacun est fils de son père, un point c’est tout, et que tous nous sortons du même terrier ». Un des prêtres de l’institut, Don Baraglio lui suggère fort judicieusement d’opposer des insultes de sa propre langue à ceux qui l’appellent zanglé.

La coexistence de plusieurs idiomes dans la narration est illustrée notamment par le récit de l’arrivée du voyageur lombard, le peintre Fabrizio Clerici, à la cour princière de Alcamo :

« Venisse, venisse… » soggiunse, facendo segno d’ascendere alla loggia.

« Ben vinuto, ben vinuto ad Arcamo ! » disse quando gli fui di fronte, e m’abbracciò e mi baciò sulle guance.

« L’amici di Sepporta sunno amici mèi. E chisti » disse quando gli fui di fronte presentandomi gli altri ch’avea s ‘intorno « sunno mèi amici, e dunca vosctri. »

« Vino, vino al cavalère di Milano ! » gridò il Soldano. E mi si offrì nel cristallo una bevanda spessa e giulebbosa che dopo il primo assaggio, rifiutai

10 Id., La ferita dell’aprile, Torino, Einaudi, 1963, p. 25-26 : « Don Sergio me le demanda, un jour où je récitais la leçon. –Dis-moi un peu, tu ne serais pas septentrional, par hasard ?. – Les éclats de rires de ces cons ont failli me faire suffoquer. Ils lui ont dit que j’étais un zanglé, que j’avais une langue spéciale. Don Sergio voulut en savoir davantage et il découvrit que c’était peut-être une colonie française, que zanglé était une déformation de lesanglé, non pas des anglais, mais des normands. Mais je ne suis pas non plus un zanglé, un clients de bordel, avec un visage livide et des cannes de hêtre, plutôt zarabuini, si vous y tenez tant à anglé – Zarabuini, ce sont les arabes, dit Don Sergio. »

11 Id., Ibid. p. 26 : Vous voyez, vous voyez ! De quoi avoir honte, c’est de l’histoire, de l’histoire. »

« si contrstava…se sia opportuno, nel poetare o pure rivolgere al sicolo idioma tragedia antiqua oppur poema, sia opportuno dicimo per nui nativi d’Arcamo , patria del primo e granne, onore de la cosca de’poeto e luce di cinnàca, di Ciullo intenno, chiaro al monno intero, e surtuto per nui de l’Academia ardente che al nome suo s’impenne, far crescere la cima sicola da ràdica toscana o puramente far sbocciare in aura toscana la semente sicola. Giudicate vui, vah, giudicate vui »

« Ma veramente, » balbettai vergognoso « mi so nient di lingua e di poesia»

« Checchecchè ? ! »fece il Soldano.

« Non m’intendo, non m’intendo » dissi allungando le braccia » 12

Cet épisode prend toute sa signification si on donne une valeur anaphorique à un paragraphe postérieur où l’auteur évoque avec soulagement, et même une allégresse qui n’est pas due seulement à la limpidité de l’aube et de l’ora antelucana, son départ de la cour d’Alcamo. Cette évocation confirme qu’il s’agit bien de Frédéric II:

Gai giannetti e novi letticari, nell’aere lieve dell’ora antelucana, presto ci portarono lontani dalle mura turrite del paese d’Alcamo, madre di lingua e cuna di poesia, dal grasso amante d’ogni lusso e arte, il castellano e ospite Soldano, dal protervo satiro suo figlio, dalla corte de’bardi, scoltori, pintori e teatranti servi, sciarmèri e questuanti13.

L’ensemble de la rencontre illustre en fait, de façon parodique, le ontraste entre l’apparence orientale et mauresque du Sultan et l’identité du souverain d’origine anglo-saxonne, germanique par son père Henri fils de Frédéric Barberousse, et normande par sa mère Constance de Lecce. L’intérêt de Frédéric II pour les langues, sa maîtrise de la langue arabe, sapassion pour l’astronomie e plus généralement, pour une experimentation scientifique linguistique mais aussi biologique, qui ne recule pas devant la cruauté, sont suggérés ici dans un anachronisme parodique. Le sicilien est utilisé dans une dimension caricaturale, mais il présente des traits intrinsèques, vocaliques, consonantiques, morphologiques, presents également chez les protagonistes populaires du roman.

En contraste avec la générosité princière et linguistiquement sicilienne du Sultan, la formule lombarde mi non so nient exprime l’émotion du peintre lombard Fabrizio Clerici, déjà fortement éprouvé par la dégustation forcée de fruits artificiels, surtout par la vue des foetus monstrueux macérant dans de bocaux, et terrorisé à la perspective de la nouvelle épreuve.

Le même effet comique et parodique naît du plurilinguisme qui se dégage également des allocutions des deux bardes en « contraste », nouvelle allusion aux joutes poétiques médiévales en usage à la cour de Sicile comme dans d’autres régions de Méditerranée où elles sont encore vivantes. Le premier barde, Don Emilio Chinigò, in Accademia inteso Abelio Zenòdotto, s’exprime sans doute dans l’idiome gallo-italique des anciennes coloniespiémontaises :

12 Id., Ibid., p. 40 : « Venez, venez », suggérait-il en nous faisant signe de monter dans la loggia. Bienvenu, bienvenu, » dit-il quand je fus en face de lui, et il me serra contre lui et m’embrassa sur les joues. –« Les amis de Sepporta sont mes amis. Et ceux-ci, dit-il quand je fus en face de lui, en me présentant ceux qui l’entouraient, ce sont mes amis et donc les vôtres.- Du vin, du vin pour le chevalier de Milan ! » cria le Sultan. Et il m’offrit dans un verre de cristal une boisson épaisse que je repoussai dès la première gorgée. – Nous débattions, pour savoir s’il est opportun de rédiger une poésie ou une tragédie en sicilien, pour nous natifs d’Alcamo, patrie du premier, le grand, l’orgueil de la compagnie des poète, je veux parler de Ciullo, célèbre dans le monde entier, et surtout pour nous de l’Académie ardente, faut-il cultiver les sommets siciliens avec une racine toscane, ou bien faire s’épanouir dans l’atmosphère toscane la semence sicilienne. Donnez votre jugement, allez, donnez votre jugement. – « Mais vraiment, balbutiais-je, plein de honte, – je ne sais rien en langue et en poésie.- Quoi, quoi, fit le Sultan. – Je n’y connais rien, je n’y connais rien, » dis-je en allongeant les bras.

13 Id., Ibid., p. 53 :De joyeux guides et de nouveaux jeunes porteurs nous emmenèrent, dans l’air léger de l’aube, loin des remparts crénelés de la ville d’Alcamo, mère de la langue et berceau de la poésie, loin de l’amant de tous les luxes et de tous les arts, le châtelain notre hôte, le Sultan, et loin de son arrogant satire de fils, loin de la cour des bardes, des sculpteurs, des peintres, des comédiens, des jongleurs et des mendiants.

Esultante quindi l’accademico, con voce forte, chiara, si mise a recitare versi oscuri, incomprensibili a me, a voi, a chicchessia, mi credo, non fusse nato in Alcamo, che rumorosi applausi si ebbero, e numerosi brindisi, di tutta l’adunanza14.

Le second barde, padre don Getulio Camàro, in Accademia Aristeo Apollonio, use d’une langue artificielle et ampoulée, peut-être celle du trobar clus et des poètes définis comme siculo-toscans :

Poscia seguì il prete, grevio, untuoso, che pur poetando nel più cercato e prezioso italico linguaggio, tanto dolz e pien di sghiribizz, di pess, e pazz, e pozz, e puzz, e pizz, come ridendo dice il nostro Maggi, erano i versi suoi gonfi di metafore e di immagini e di concetti sùi peregrini e falsi, e manierato il tono, e il ritmo artefatto…15

Dans la diversité des langues, il faut inclure l’argot, il gergo, gergo adolescenziale revendiqué par Consolo, l’emploi des mots fottere, minchione, etc.

Certains mots sont difficiles à comprendre parce qu’ils correspondent à une époque où se situe le roman, ainsi serraglio e mentòla pour les cigarettes « légères »

D’autres idiomes sont conviés, grec, arabe, espagnol, français, anglais, allemand, et même une langue inconnue, dans une comptine que le prêtre fait chanter aux enfants pour exorciser leur peur pendant les bombardements16 Ces idiomes apparaissent à travers des répliques ou mots isolés, souvent des toponymes, qui sont « la dent et la griffe de l’histoire dans la langue » comme disait un illustre géographe. Ces insertions prennent une valeur symbolique dans le déroulement de la narration que nous nous proposons d’évoquer plus longuement dans la troisième partie de notre étude.

  1. Le choix du genre : roman, poème narratif ?

A travers la série d’interviews organisées à Rome, le 25 juin 1993, par l’Imes, l’Istituto meridionale di storia e scienze meridionali, et publiées dans le recueil Fuga dall’Etna17, Vincenzo Consolo affirme un point de vue selon lequel, dans les conditions actuelles de l’Italie, la fonction de l’écrivain connaît une grave mutation. Cette situation est due à l’absence d’ancrage national des intellectuels italiens, à la rupture du rapport entre la société et les intellectuels :

Gli scrittori italiani hanno sempre dovuto andare all’estero per poter scrivere in prosa, da Manzoni a Calvino, a Sciascia, mutuare cioè la loro dalla prosa francese, o adottare una sorta di koiné funzionale di tipo transnazionale come Pirandello o Morzavi18.

Cette analyse correspond, de manière significative, aux remarques d’Antonio Gramsci sur le clivage entre les intellectuels italiens et le peuple, leur éloignement de la vie « nationale-populaire »19. C’est dans le vide de cette relation entre la société et les intellectuels que s’est installé, selon Consolo, un type de communication qui est, en fait, une véritable imposture.

14 Id., Ibid. p. 41 : « Exultant, l’académicien se mit d’une voix forte et claire, à réciter des vers obscurs et incompréhensibles pour vous, pour moi, pour qui que ce soit croyez-moi, qui ne serait pas né à Alcamo, et il recueillit bon nombre d’applaudissements et de toasts »

15 Id., Ibid. p.41 : Puis le prêtre, d’une contenance grave et onctueuse, débitza des poesies dans le plus précieux et recherché des idiomes italiques, tout en dolz et plein de sghiribizz, de pess, de pazz, de pozz, et puzz, et pizz comme dit en riant notre Maggi, et ses vers étaient gonflés de métaphores , d’images , d’idées étranges et fausses, le ton maniéré, le rythme artificiel .»

16 Id., Lo spasimo di Palermo : p. 14

17 Fuga dall’Etna (La Sicilia e Milano, la memoria e la storia) Roma, Donzelli, 1993.

18 Ibid., p. 53-54 : « Les écrivains italiens ont toujours du se rendre à l’étranger pour pouvoir écrire en prose, de Manzoni à Calvino et à Sciascia, changer leur prose avec la prose française ou bien adopter une sorte de koiné fonctionnelle, de type transversal, comme Pirandello ou Moravia. ».

19 Gramsci Antonio, Quaderni del Carcere, Torino, Einaudi, 1975, 4 vol. , plus particulièrement, dans le volume II, le cahier 8, « Note sparse e appunti per una storia degli intellettuali » , p. 922 et suivantes.

Il explique avoir adhéré au Manifesto per la difesa della lingua italiana parce qu’il estime que la langue italienne est menacée par la langue du pouvoir, langue « absolument horizontale », un pouvoir qui n’est pas seulement politique, mais aussi économique et technologique avec le développement d’une communication de masse dominée par Internet et Monsieur Gates. Seule la pratique de codes linguistiques qui plongent dans les couches profondes de la langue italienne, « le langage vertical » – dit-il- , peut sauver la langue italienne. Dans la même logique, il revendique le choix d’une forme d’écriture qui s’inscrit dans le refus de la forme romanesque, refus affirmé au cours de son itinéraire intellectuel et porté à l’extrême par son dernier ouvrage, Lo Spasimo di Palermo, tandis que l’ouvrage précédent, Il Sorriso dell’ignoto Marinaio, accueilli triomphalement par la critique, témoignant d’un langage prodigieusement inventif, mêlant étroitement langue et dialecte, tradition cultivée et tradition populaire, avait été classé comme « poème narratif ».

Voglio essere radicale per una volta, credo che nel nostro contesto non si possa più praticare questa forma narrativa che è stata di nobilissima tradizione in Europa20

Pourtant, Vincenzo Consolo écrira de nouveau au moins un roman, sa dernière oeuvre jusqu’à présent. Il y exprime quelques justifications par rapport à son impossibilité d’écrire quand son fils lui reproche son silence et lui donne en exemple « le castor ligure, l’indifférent romain, son ami l’amer sicilien », et le père écrivain répond ceci :

Hanno la forza, loro, della ragione, la chiarità, la geometria civile dei francesi. Meno, meno talento, e poi mi perdo nel ristagno dell’affetto, l’opacità del lessico, la vanità del suono21

et dans les entretiens de 1999-2001 avec Fabio Gambaro, il rapproche les deux formes, roman et poème narratif et il développe de façon encore plus nette sa position par rapport aux deux lignées d’écrivains italiens.

Ainsi, le résultat final rappelle souvent le poème narratif. A ce propos, il faut rappeler que nous n’avons jamais eu de langue unitaire de communication, les particularismes ayant toujours gagné à tous les niveaux. Par conséquent, les écrivains ont toujours dû se poser la question de la langue et s’inventer un langage pour leurs ouvrages. D’un coté, certains écrivains – de Manzoni à Moravia, de Calvino à Sciascia- ont choisi une langue rationnelle et communicative, qui exprimait l’espoir de la naissance d’une société plus civilisée. D’autres écrivains ont préféré s’exprimer dans une langue que j’appelle « du désespoir », une langue très expressionniste. De Verga jusqu’à Gadda, en passant par Pasolini, Meneghello ou d’Arrigo, les écrivains qui ont choisi cette option forment une tradition à laquelle je suis heureux d’appartenir.22

C’est la lecture de Retablo qui a imposé à l’auteure de la présente étude le sentiment d’une étonnante solution narrative symbolisée par la métaphore de l’ « alchimie », impliquant à la fois la relation entre la langue et le monde qu’elle représente, et la fusion entre langue(s) et dialecte(s), expression employée lorsque l‘auteure a interrogé sur ce mystère23.

Vincenzo Consolo qui a alors récusé l’étiquette « dialecte », indigne de cette noble langue qu’est le sicilien24. Il a évoqué, en revanche, le processus de ré-appropriation des mots qu’il avait, enfant, entendu prononcer par sa mère et dont il a découvert, à l’âge adulte, qu’ils remontaient souvent au grec, ou à l’arabe, ou à l’espagnol. Le travail sur le matériau sonore des premières années de la vie convoque la recherche étymologique, mais il suppose aussi un rapport vivant, émotionnel avec la langue maternelle, opposée à « l’hypothétique code linguistique de la langue nationale ». Le parti pris d’écriture résulte d’un choix expérimental, intuitif et conscient à la fois, déjà à l’oeuvre dès son premier roman, La ferita dell’aprile :

20 Fuga dall’Etna, « Je veux être radical au moins une fois, je crois que dans le contexte qui est le nôtre, on ne peut plus pratiquer cette forme narrative qui relève de la plus noble tradition européenne. »

21 Id., Lo spasimodi Palermo, p. 88 : E ux, ils ont la force de la raison, la clarté, la géométrie civile des français. J’ai beaucoup moins de talent, et puis je me perds dans les eaux stagnantes de l’affection, l’opacité du lexique, la vanité du son. »

22 Fabio Gambaro, L’Italie par ses écrivains, Paris, Liana Levi, 2002

23 L’auteure de cette étude a posé à Vincenzo Consolo une question relative à ces problèmes de la présente étude au cours du débat au Colloque international qui lui a été consacré, organisé par Dominique Budor & Denis Ferraris, Ethique et écriture, 25-26 ottobre 2002, Sorbonne-Nouvelle-Paris III (Actes sous presse).

Mi ponevo con esso subito, un po’ consapevolmente, un po’ intuitivamente, sul crinale della sperimentazione, mettendo in campo una scrittura fortemente segnata dall’impatto linguistico, dal recupero non solo degli stilemi e del glossario popolari e dialettali, ma anche, dato l’argomento, di un certo gergo adolescenziale. Gergo quanto mai parodistico, sarcastico, quanto mai oppositivo ad un ipotetico codice linguistico nazionale, a una lingua paterna, comunicabile25 .

L’univers narratif de Vincenzo Consolo offre des solutions originales à l’ancienne interrogation qui hante l’histoire linguistique et culturelle de l’Italie : la questione della lingua, et la problématique de la mimesis, la résonance dans la trame du texte des voix populaires et dialectales C’est en tant qu’auteur du roman historique, pour la métaphore et non pour ses choix linguistiques, qu’Alessandro Manzoni est défini comme un auteur de référence 26 :

« La lezione del Manzoni è proprio la metafora. Ci siamo chiesto perché abbia ambientato il suo romanzo nel Seicento e non nell’Ottocento. Proprio per dare distanza alla sua inarrestabile metafora. L’Italia del Manzoni sembra davvero eterna, inestinguibile ».

Consolo évoque aussi comme référents Sciascia e Piccolo, qui représentent respectivement ses deux Siciles, la Sicile orientale et la Sicile occidentale.

Dalla mia Finisterra, potevo muovere verso il Centro del Caos, verso il Vulcano o verso lo iatto dello Stretto, verso le fate morgane e i terremoti o muovere verso l’occidente dei segni della storia profondi e affollati… E mi sembrò poi, questo movimento, questo partire ogni volta da lontano, dal profondo e approdare al presente alla superficie, l’essenza della narrativa : un ibrido, un incrocio di comunicazione ed espressione, di logico e di magico27.

Dans cet univers « hybride », entre logique et magie, les mots étrangers, les mots étranges, le « parole peregrine » contribuent au processus créatif de cette oeuvre.

  1. Le parole peregrine : le mystère des mots dans la métaphore:

La diversité des langues comme malédiction est évoquée par le spectacle que découvre le romancier à son retour à Palermo : ses livres ont été rangés par la vigoureuse et dynamique Michela, la fille des fidale Delfio et Cristina, en fonction de leur couleur (ils auraient pu l’être en fonction de leur taille !). Le babelico assemblaggio 28, insupportable pour un intellectuel qui utilise les livres en fonction de leur contenu et non en fonction de la couleur de la couverture, préfigure la tragédie finale puisque c’est le mari aussi mafieux que vulgaire de cette même Michela qui organise l’attentat contre le juge.

24 La même interrogation est formulée par le coordinateur de l’interview dans Fuga dall’Etna,. Après un assez long développement sur la mémoire historique et la mémoire personnelle, Renato Nicastò évoque le rôle du dialecte dans la mémoire personnelle et conclut par la question suivante : « Ecco, l’alchimia di tutto questo come succede, come nasce ? »

25 Vincenzo Consolo, Per una metrica della memoria, 1997.» Je me suis immédiatement situé sur la ligne de l’expérimentation, en mettant en oeuvre une écriture marquée par l’impact linguistique, par la récupération non seulement des stylèmes et des glossaires populaires et dialectaux, mais aussi, vu le thème de l’ouvrage, un certain argot d’adolescent. Un argot parodique, sarcastique, en contraste avec un hypothétique code linguistique national, et une langue paternelle, véhiculaire. »

26 Id . , Fuga dall’Etna, p. 46-47. « La leçon de Manzoni réside justement dans la métaphore. Nous nous sommes demandé pourquoi il a situé son roman au XVIIème siècle et non au XIXème. Justement pour donner une distance à l’incontournable métaphore. L’Italie de Manzoni est vraiment éternelle, indestructible. »

27 Id., Per una metrica della memoria: « De mon Finistère, je pouvais me déplacer vers le centre du Chaos, vers le Volcan et vers la fracture du Détroit, vers les fées Morgane et les tremblements de terre, ou avancer vers l’occident les signes profonds de l’histoire. Par la suite, ce mouvement, ce départ chaque fois renouvelé depuis l’éloignement, depuis la profondeur, jusqu’à la surface m’est apparu comme l’essence du récit : un hybride, un croisement dans la communication et l’expression, de la logique et de la magie. »

28 Id. Lo spasimo di Palermo, p. 102.

L’écriture de Consolo est profondément métaphorique, dans le sens où de nombreux mots, de nombreuses évocations ont une signification qui n’est pas liée au seul contexte immédiat, mais s’inscrit dans la relation anaphorique et cataphorique qu’un passage entretient avec l’ensemble du texte, parfois de façon très fugitive, de sorte que seules des relectures successives peuvent en révéler le mystère. Cet arrière-plan multiple s’inscrit dans la discrétion et le minimalisme chers à Consolo, et qui n’ont d’égal que l’extrême densité sémantique.

Dans La ferita dell’aprile, la « blessure » qui donne son titre au roman est évoquée, au détour du récit, à la fin du chapitre 10, presque à la fin de l’ouvrage qui en comporte 12 d’importance à peu près égale.

N’ammazzarono tanti in una piazza (c’erano madri e c’erano bambini) come pecore chiuse nel recinto, sprangata la porta. Girarono come pazzi in cerca di riparo ma li buttò buttò buttò riversi sulle pietre una rosa maligna nel petto e nella tempia : negli occhi un sole giallo di ginestra, un sole verde, un sole nero di polvere di lava, di deserto29.

Le récit pourrait être celui de bien des hécatombes passées ou des hécatombes à venir que prophétise, nouvelle Cassandre sicilienne, la vieille femme encore debout sur le lieu du massacre :

Femmine, che sono sti lamenti e queste grida con la schoiuma in bocca ? Non è la fine : sparagnate il fiato e la vestina per quella manica di morti che verranno appresso !30

Le véritable message est suggéré par la couleur du tissu du drapeau rouge, toujours plus rouge au fur et à mesure qu’il s’imprègne du sang des victimes :

La pezza s’inzuppò e rosso sopra rosso è un’illusione, ancore un’illusione31.

Le drapeau rouge, le « superbe drapeau rouge, rouge du sang des fusillés »32 retrouve sa signification réactualisée au moment où s’évanouissent les illusions sur la démocratie, une démocratie italienne don’t on sait aujourd’hui que son gouvernement a organisé le massacre d’une innocente, dans une mise en scène qui permet d’en imputer la responsabilità au populaire bandit Salvatore Giuliano. Cette signification ne peut être comprise que si on met en relation ce passage avec celui qui précède, les cris d’une manifestation populaire de 1er mai : « Con la bandiera rossa gridano, al Primo Maggio, ai Lavoratori evviva ! » mêlée à l’évocation statuaire d’un monument aux morts, un soldat qui s’élance pour la patrie de Piémont-Sardaigne, une liste de noms révoquant l’appel des recrues, etc.:

Vicino al fante verderame slanciato avanti, Savoja !, le balate e i nomi, presente !, scoloriti per il tempo che ci è passato sopra: le ruote grandi e i raggi neri mangiati dalla ruggine e i fusti dei cannoni, con la bandiera rossa gridano, al Primo Maggio, ai Lavoratori, evviva !33

La ruelle qui relie l’intérieur des terres à la mer, via Rotolo, dont le nom revient dans d’autres ouvrages, au bout de laquelle se trouve cette statue est elle-même précédée d’une description du paysage, voir comme un tableau de peintre à travers les yeux décillés d’un narrateur le héros luimême caruso, bastaso, devenu désormais jeune homme qui fume sa première cigarette en compagnie d’un jeune maçon, fixé dans la position du jeune désoeuvré qui « tient le mur » dans une attitude qui exprime l’ascendant qu’ont pu avoir les mafiosi sur la jeunesse34 (il ne faut pas oublier que mafioso est une appellation à l’origine positive, comme ‘ndrangheta ‘la société des hommes debout).

29 Id., La ferita dell’aprile, p. 122 : « Ils en ont tué beaucoup sur place (il y avait des mères et des enfants) comme des brebis enfermées dans l’enclos, la barrière fermée. Ils ont tourney comme des fous en quête d’un abri mais ils ont été jetés à la renverse sur les pierres, les uns après les autres, par une rose mauvaise qui les frappés à la poitrine et à la tempe : dans leurs yeux, un soleil jaune comme les genêts, un soleil vert, un soleil noir de poudre, de lave, de désert. ».

30 Id. Ibid. « Femmes, qu’est ce que ces lamentations et ces cris ? Epargnez votre souffle et votre robe en prévision des nombreux morts qui vont suivre ! »

31 Id., Ibid., « le tissu s’imbiba et rouge sur rouge c’est une illusion, encore une illusion .»

32 Chant de la Commune de Paris.

33 Id., Ibid., :: « Près du fantassin vert-de-gris qui s’élance, en avant, Savoie !, les balata, les noms, présent !, décolorés par le temps qui est passé dessus, les grandes roues et les rayons noirs rongés par la rouille ainsi quet les fûts des canons, avec le drapeau rouge, ils crient : vive le 1er mai, vive les Travailleurs ! »

Un nom étranger relie la signification immédiate que le mot prend dans le texte à d’autres significations, qui se superposent à elle dans le déroulement du texte. Nous ne donnons ici que quelques exemples :

-Il packet-boat :

L’insistance avec laquelle ce mot revient dans plusieurs ouvrages ne peut être fortuite, même s’il s’agit d’une façon sicilienne de désigner le navire. Les mots d’origine anglaise passé par le français, il packet-boat, symbolise l’éloignement de l’île, la distance qui le sépare du monde européen.

-Il marabutto :

Ce mot d’origine arabe est prononcé par le père de Gioacchino (Chino), en réponse à une question de son entourage, il dit où il va pour cacher un Polonais évadé de l’armée allemande. L’enfant ne peut s’empêcher de le ressortir quand les Allemands torturent Delfio pour le faire parler. Il occulte plus ou moins ce mot qui symbolise sa culpabilité pour n’avoir pas pu se taire, car son imprudence langagière a déterminé le destin tragique de ses parents, et peut-être celui de son propre fils, pense-t-il, car l’attitude rebelle celui-ci à l’égard de la société, à l’égard de son propre père incarne au-delà du problème oedipien, une punition pour la faute qu’il a commise enfant. Mais au-delà de cette névrose, c’est la signification même du mot que le romancier découvre à la fin du roman, puisqu’il apprend, au hasard de ses enquête sur l’histoire de la Sicile, que le mot marabutto est une adaptation du mot arabe qui signifie ermite, un religieux qui s’est luimême enfermé dans le silence.

-Il monello :

Bien que ce mot soit un mot italien, il est aussi significatif de la valeur métaphorique de la différence de langue. Ce nom est celui par lequel le film de Chaplin The Kid, est désigné en italien. Lorsque Gioacchino Martinez arrive dans son hôtel parisien, qui a été rénové sous le signe du cinéma, il voit immédiatement une affiche du film. Est-ce un hasard ? En français, le titre anglais n’est pas traduit. Or, le mot monello a une histoire significative : c’est à l’origine un mot d’argot, parola gergale, désignant celui qui doit être réprimandé35, fortement, un voyou, même, puis le mot a pris une signification moins forte, par euphémisme, celui qui n’est pas très sage et doit être grondé. Mais le rapport conflictuel entre le fils du romancier et la société, avec le père symbolisant la société, rapport difficile qui était déjà celui de Chino avec son propre père.

Les insultes en langue étrangère sont une forme de défense, que suggère un enseignant au jeune héros de La ferita dell’aprile et dans Lo spasimo di Palermo. Autre épisode significatif : Dans Lo spasimo di Palermo, pendant un bombardement, le prêtre propose aux enfants une comptine en langue inconnue, une arme contre la peur, mais aussi, peut-être symboliquement, l’arme des mots contre les armes de la guerre

« Fermi, fermi ! Tutti sotto le panche, le mani sulla testa » si mise a vociare il prete. E nella breve pausa, dopo le prime raffiche, ordinò di cantare l’aria con parole senza senso, ch’erano forse parodia, scherno d’una lingue :

Sukkerlain suttreklain

Kulì jutek ansamadain

Ma sei ni kuskei dublei

Kulì brudak mundai mundei

Suleik dindi moni dindindin

Suelik dindi moni dindindind36…

34 Id., Lo spasimo di Palermo

35 Gianfranco Folena, Semantica e Storia di « monello », in Lingua Nostra, XVII, 1956, p.

65-77, et Id., « Ancora maonello-famiglie », ibid., XVIII, p. 33-35

36 Id., Lo spasimo di Palermo : p. 14 : « « Arrêtez, arrêtez! Tous sous les bancs, les mains

sur la tête » se mit à crier le prêtre. Et dans la brève pause, a^rès les premières rafales, il

odronna de chanter l’air avec de sparoles dépourvues de sens, qui étaient peut-être une

parodie, la dérision d’une langue. – Sukkerlain suttrekalin… »

Le silence même suggère les cris, hurlements si terribles qu’ils sont muets, de toutes les victimes des catastrophes « naturelles » ou provoquées par la folie meurtrière des sociétés humaines, cris silencieux sortis de la bouche grande ouverte des victimes, dans un visage aux yeux exorbités par la peur que représentent tableaux, fresques et sculptures de l’art baroque :

Un cielo livido come nelle Crocefissioni di Antonello, piane colli monti privi d’ombre, sfumature, d’una insopportabile evidenza ; un tempo immobile, sospeso, e un silenzio attonito, rotto da ulular di cani, strider d’uccelli, nitriti di cavalli : un mondo che sembra attendere da un momento all’altro la sua fine : l’uomo, di consegnarsi ineluttibilmente all’ultima certezza. Il cui panico Michelangelo ha rappresentato nel Giudizio in un personaggio (in basso, sul lato dei dannati, un occhio reso cieco da una mano, l’altro sbarrato, con dentro lo sgomento)37.

Les cris se confondent avec les grondements terribles de la mer déchaînée et des ouragans en furie et des volcans et de la terre dans les éruptions et les secousses sismiques, sifflements des sirènes et des bombes, etc. A la fin du Spasimo di Palermo, est évoqué le tableau La montée au Calvaire, que Raphaël a peint à la demande des prêtres ulivetani, qui a ensuite été offert au roi d’Espagne de sorte qu’il est maintenant à l’Alcazar de Madrid38

La métaphorique, c’est aussi celle du cri muet de Munch, l’horreur de l’éruption du champignon atomique.

Mathée GIACOMO-MARCELLESI

,37 Id & Giuseppe Leone, Il barocco in Sicilia : l a rinascita del Val di Noto, Milano, Bompiani, 1991, p. v. : « Un ciel livide comme dans les crucifixions d’Antonello, platine collines montagnes sans ombre, sans nuances, d’une évidence insupportable ; un temps immobile, suspendu ; et un silence étouffé, interrompu par des hululements de chiens, des cris stridents d’oiseaux, des hennissements de chevaux ; un monde qui semble attendre d’un moment à l’autre sa propre fin ; l’homme qui semble attendre de pouvoir se confier inéluctablement à l’ultime certitude et dont la panique est représentée par Michelange, chez l’un des personnages de la fresque du Jugement, (en bas, du coté des damnés, un oeil obturé par une main, l’autre oeil exorbité reflétant l’effroi) ».

38 Id. La Spasimo, p.