Lise Bossi L’olivo e l’olivastro de Vincenzo Consolo : pour une odysée du désastre

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14 (2012)

Les années quatre-vingt et le cas italien

Lise Bossi

L’olivo e l’olivastro de Vincenzo

Consolo : pour une odysée du désastre

 

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Lise Bossi, « L’olivo e l’olivastro de Vincenzo Consolo : pour une odysée du désastre », Cahiers d’études

italiennes [En ligne], 14 | 2012, mis en ligne le 15 septembre 2013, consulté le 15 septembre 2013. URL :

Cahiers d’études italiennes, n° 14, 2012, p. 201-212. 201

Sulla scena ci sembra sia rimasto solo il coro

che in tono alto, poetico, in una lingua non più

comunicabile, commenta e lamenta la tragedia

senza soluzione, il dolore senza catarsi 1.

Publié en 1994, L’olivo e l’olivastro de Vincenzo Consolo 2 reconstitue les

étapes d’une nouvelle Odyssée, entendue à la fois comme voyage de retour,

comme nostos dans l’espace réel, et comme voyage fantastique dans l’espace

de la littérature et de la poésie, pour l’un de « ceux qui sont nés par

hasard dans l’île aux trois angles » (OO, p. 22). Mais cette Odyssée, largement

autobiographique, rêvée initialement comme un retour vers une

sicilienne Ithaque d’affection et de mémoire, se transforme bientôt en un

voyage dans le désastre qui s’est consommé pendant cette époque atroce

qu’a été, pour la Sicile comme pour l’Italie tout entière, la période des

années quatre-vingt.

Et nous sommes conviés à suivre le voyageur, à travers « une île perdue,

une Ithaque damnée » (OO, p. 80), où tout ce qui subsiste de ce qu’il a

connu et aimé est conservé par des érudits et des poètes, qui combattent

les prétendants à coup de chantiers de fouilles et de mots écrits noir sur

noir, ou par des sortes de gardiens de cimetières verghiens qui ont arrêté le

temps en régressant vers une illusoire Troie retrouvée (p. 53).

  1. La citation en exergue est extraite de Di qua dal faro, Milan, Mondadori, 1999, p. 262.
  2. V. Consolo, L’olivo e l’olivastro, Milan, Mondadori, 1994 ; ci-après, OO. La pagination renvoie à l’édition

de poche : V. Consolo, L’olivo e l’olivastro, Oscar Scrittori del Novecento, Milan, Mondadori, 1999.

 

C’est justement cette Troie, « lieu de pure existence, de simple hasard »

(OO, p. 49), celle du fallacieux âge d’or à laquelle s’accrochent les

Malavoglia, que le narrateur a voulu fuir lorsqu’il a quitté la Sicile à la fin

des années soixante pour aller vers ce qu’il appelle les lieux de l’histoire.

Vers Palerme, d’abord, « le lieu où se croisent les cultures et les idiomes les

plus divers » (p. 123) ; puis, lorsqu’il a eu le sentiment que toute la Sicile

n’était plus qu’un désert historique et social, vers Milan, « dans un contexte

urbain dont il ne possédait ni la mémoire, ni le langage » (SIM, p. 176 3). Et

lorsque Milan est devenu l’emblème de « la triste, aliénée et féroce nouvelle

Italie du massacre de la mémoire, de l’identité, de la décence et de la civilisation,

l’Italie corrompue, barbare, de la mise à sac, des spéculations, de la

mafia, des attentats, de la drogue, des voitures, du football, de la télévision

et des lotos, du tapage et des poisons » (OO, p. 71), alors, celui qui écrit a

eu le désir de réduire la fracture qui déchirait sa vie en accomplissant une

sorte de « voyage pénitentiel » (p. 20) afin de revenir, après plus de vingt

ans, au point de départ (p. 120).

À ceci près qu’il ne s’agit pas, pour « l’éternel Ulysse, le voyageur errant

à travers l’île qui fut autrefois son Ithaque » (OO, p. 141), de se laisser réabsorber

« par cette nature et cette histoire suspendues, par cette ensorcelante

immobilité » (p. 122) qu’il a quittées jadis en se bornant à constater, sur

le mode nostalgique et plaintif, qu’il ne retrouve que quelques vestiges de

la Sicile qu’il a aimée. Il s’agit d’abord et surtout d’affronter « les ennemis

réels, les ennemis historiques qui se sont installés dans sa maison » (p. 20),

en dénonçant ce qu’ils ont fait de son Ithaque et, métaphoriquement 4,

de toute l’Italie, au cours des deux dernières décennies, celles des années

soixante-dix et quatre-vingt.

Pour cette double tâche d’évocation et de dénonciation, Consolo fait

un choix poétique difficile car il prend consciemment le risque mortel « de

sortir du récit, de nier la fiction » (OO, p. 77), contrairement à certains

de ses compatriotes, tel son ami Sciascia en particulier, qui ont cru pou-

  1. V. Consolo, Il sorriso dell’ignoto marinaio, Turin, Einaudi, 1976 ; ci-après, SIM. Ce texte sera à nouveau

publié avec une postface intitulée : « nota dell’autore, vent’anni dopo », Milan, Mondadori, 1997. La pagination

renvoie à l’édition de poche : V. Consolo, Il sorriso dell’ignoto marinaio, Oscar Scrittori del Novecento, Milan,

Mondadori, 2002. Le texte de la postface que nous citons ici et auquel nous reviendrons plus loin est paru

aussi dans Vincenzo Consolo, Di qua dal faro, ouvr. cité ; ci-après, DQDF. La pagination renvoie à l’édition de

poche : V. Consolo, Di qua dal faro, Oscar Scrittori del Novecento, Milan, Mondadori, 2001.

  1. Outre que par Consolo, le fait que la Sicile et la situation sicilienne soient devenues une métaphore de ce

qui se passe dans l’Italie tout entière après la seconde guerre mondiale et la trahison des idéaux de la Résistance,

est illustré par Sciascia, en particulier dans son ouvrage intitulé la Sicilia come metafora, Milan, Mondadori,

1979, ouvrage qui présente la caractéristique très significative d’avoir été d’abord publié en France sous le titre

La Sicile comme métaphore, conversations en italien avec Marcelle Padovani, Paris, Stock, 1979.

voir se servir des instruments de la littérature de masse pour dénoncer les

dérives de la société dont la littérature de masse est le produit 5. Il choisit

en outre, comme un autre Ulysse sicilien, comme Verga, d’inventer une

langue. Mais, alors que la langue de Verga « a comme imprimé le positif

italien sur un négatif lexical et syntaxique dialectal » (DQDF, p. 119), celle

de Consolo est prise dans l’épaisseur de toutes les langues de toutes les

cultures qui se sont succédées et imbriquées dans l’île, pour mieux en dire

et en préserver la réalité, au risque d’être, comme Verga, « détesté à cause

de sa langue extrême » (OO, p. 58) et de devoir un jour se réfugier dans la

solitude, dans l’aphasie, ce qui signifierait, ce qui signifie peut-être déjà,

que les monstres ne sont plus des fruits du sommeil ou du remords mais

« de vraies menaces, des catastrophes réelles et imminentes » (p. 58).

Ce n’est donc pas la thématique existentielle de l’exil et du retour qui

justifie, à elle seule, la référence constamment explicite au voyage initiatique

et expiatoire d’Ulysse, c’est aussi que l’Odyssée est d’abord et avant

tout un poème et que Consolo entend, dans le droit fil de l’expérimentation

littéraire qu’il conduit depuis des années déjà 6, défendre et illustrer

un nouvel épos et un nouveau logos, tissés, comme la toile de Pénélope,

avec tous les fils de la mémoire rassemblés pour résister aux usurpateurs et

à leurs créatures monstrueuses.

« Ora non può narrare 7 ». Tels sont les mots qui ouvrent un texte qui refuse

effectivement la linéarité du récit, son développement sur un axe temporel

unique et la hiérarchie qui régit les rapports entre le narrateur et ceux qui

devraient rester des personnages, entre sa voix dominante et leurs voix

secondaires.

À une seule exception près, à laquelle nous reviendrons, celui qui écrit

le fait à la troisième personne, en se définissant justement comme « celui

qui écrit » (OO, p. 77) ou comme le voyageur. Un voyageur écrivant dont

l’existence pourrait relier, et relie parfois, anecdotiquement, les fragments

  1. Nous faisons en particulier allusion ici aux quatre grands romans où Sciascia a utilisé, en les subvertissant,

les règles et les modalités narratives du genre policier pour dénoncer la subversion de l’État de droit par les

représentants de l’État ; romans que l’on peut donc considérer comme les ouvrages fondateurs de ce que l’on

appelle aujourd’hui “il noir mediterraneo” ou “noir d’inchiesta” : Il giorno della civetta, Turin, Einaudi, 1961 ;

A ciascuno il suo, Turin, Einaudi, 1966 ; Il contesto, Turin, Einaudi, 1971 ; Todo modo, Turin, Einaudi, 1974 ;

auxquels on peut ajouter son tout dernier roman : Una storia semplice, Milan, Adelphi, 1989.

  1. Outre que dans la postface à Il sorriso dell’ignoto marinaio précédemment citée, Consolo développe les

axes principaux de sa poétique plurilingue et multiculturelle dans un certain nombre des articles du recueil Di

qua dal faro ; particulièrement dans la section « Sicilia e oltre », p. 211-248.

  1. Dans cette partie de notre étude, consacrée à l’écriture et à la langue de Consolo, nous avons choisi de

conserver le texte original pour certaines citations particulièrement représentatives du rythme et du caractère

“mistilingue” de sa prose.

de ce qui ne peut pas et ne veut pas devenir un récit, pour la bonne raison

que son voyage personnel dans l’espace circonscrit de l’île est aussi un

voyage à travers d’autres vies et dans d’autres temps, voire dans le non-lieu

et le non-temps, dans l’utopie et l’uchronie littéraires.

L’ouvrage est en effet conçu comme une succession de tranches de vie

que chacun de ceux qui les ont vécues vient exposer tour à tour. Beaucoup

d’entre elles sont issues de la réalité, qu’il s’agisse de la vie ordinaire des

émigrants anonymes poussés par les caprices de la nature ou par la misère

à quitter une terre ébranlée par les tremblements de terre et ravagée par

les éruptions volcaniques ou saignée par la corruption et les exactions

mafieuses ; ou bien qu’il s’agisse de la vie, dédoublée ou redoublée par leurs

oeuvres, d’artistes et d’écrivains emblématiques : Antonello da Messina (OO,

  1. 10) et le Caravage dont les tableaux proposent des paysages d’amour et

de mémoire sur lesquels plane déjà l’ombre de la corruption et de la mort

(p. 86-97) ; mais aussi Verga, qui a vécu l’exil et le retour « in un’isola che

non era l’Itaca dell’infanzia, la Trezza della memoria, ma la Catania pietrosa

e inospitale, emblema d’ogni luogo fermo o imbarbarito, che mai lo

riconobbe come l’esule che torna, come il figlio » (p. 58) et Sciascia, à qui

Vittorini avait prédit qu’il serait emprisonné dans la forme de celui qui

reste en Sicile (p. 16). Ou encore Pirandello qui pensait, au début du siècle

dernier, que « quel presente burrascoso e incerto […], ebbro d’eloquio osceno,

poteva essere rappresentato solo col sorriso desolato, con l’umorismo straziante,

con la parola che incalza e che tortura, la rottura delle forme, della struttura »

(p. 67).

Et c’est bien parce que Consolo est convaincu de vivre, lui aussi, un

présent tempétueux qu’il rompt à son tour les structures du récit en intercalant

entre ces tranches de vie, et en résonance avec elles, des moments

de sa propre vie, mais aussi des tranches de vie empruntées à ces oeuvres

et à ces textes littéraires, sous forme d’évocations presque incantatoires ou

de citations ; en entremêlant aux passages de l’Odyssée, origine de toutes

les odyssées du monde, des fragments de I Malavoglia, par exemple, parce

que même si « la “casa del nespolo” n’a jamais existé […] les personnages,

les personnes, les Malavoglia de toutes les Trezza du monde ont existé »

(OO, p. 50).

Tous ces fragments d’être, capturés dans toutes les époques et tous les

milieux, habitent et animent chaque lieu visité par le voyageur. Toutes

ces voix se mêlent dans une polyphonie où chaque personnage de la nouvelle

épopée, du nouvel épos qui nous est proposé, peut se faire entendre

et continuer à exister dans une sorte d’éternel présent qui est celui de la

mémoire personnelle et littéraire. Et celui qui écrit peut dire qu’il est à la

fois « l’astuto inventore degli inganni, il guerriero spietato, l’ambiguo indovino,

il re privato dell’onore, il folle massacratore degli armenti […], l’assassino

di […] sua figlia » (OO , p. 1) ; il peut dire la peine de Maruzza qui,

« madre ammantata, immobile avanti al mare, ai marosi, priva di lacrime,

lamento, parola […], si porta le mani nei capelli, urla nera nel cuore (p. 47) ;

il peut dire qu’il est né à Gibellina et « ha lasciato nelle baracche la madre e

la sorella […]. La sorella più non parla, sì e no con la testa è il massimo che

dice » (p. 9-10). Ainsi, coryphée à la voix plurielle, il redonne une voix à

chacun des membres de cette humanité multiple, littéraire ou réelle, pour

que les hommes du temps présent les entendent et se souviennent d’eux.

C’est pourquoi il ne veut pas être seulement un nouvel Ulysse qui en

racontant « diventa l’aedo e il poema, il cantore e il canto, il narrante e il narrato,

l’artefice e il giudice […], l’inventore di ogni fola, menzogna, l’espositore

impudico e coatto d’ogni suo terrore, delitto, rimorso » (OO, p. 19). Car, tel

Ulysse avec son bagage de remords et de peine, il a atteint « le point le plus

bas de l’impuissance humaine, de la vulnérabilité » et il va devoir choisir

entre « la perte de soi, l’anéantissement dans la nature et le salut au sein

d’une société, d’une culture » (p. 17-18), entre l’oléastre et l’olivier. Car,

comme l’inventeur du « monstre technologique » (p. 20), qui du meilleur

peut faire le pire, de l’instrument de la victoire l’instrument du désastre,

du progrès la barbarie, il fait lui aussi partie de cette humanité ambiguë

dont Ulysse, le plus humain des héros grecs, est le plus parfait représentant.

C’est justement contre ce désastre et cette barbarie dont il découvre

les plaies à chaque étape de son périple autour de l’île que le voyageur

Consolo, devenu bâtisseur d’épopée, a voulu dresser le rempart de toutes

les vies et de toutes les voix stratifiées qu’il a convoquées dans son Odyssée

moderne, un fragment après l’autre, un mot après l’autre. Un rempart à

l’image de l’histoire de la Sicile, condamnée par la géographie à subir l’histoire

8, et qui a connu au cours des siècles une infinité de maux, qu’il s’agisse

des tremblements de terre ou des éruptions de l’Etna, des rivalités entre

colonies voisines ou des invasions constantes, mais dont les villes détruites

par les secousses ou les coulées de lave ont été relevées, à l’instar de Catane

dont les habitants sont revenus « a ricostruire mura, rialzare colonne, portali,

recuperare torsi, rilievi, mescolando epoche, stili, epigrafi, idoli, in una babele,

in una sfida spavalda e irridente » (OO, p. 57). Et Syracuse a su devenir,

malgré les invasions ou grâce à elles, « la molteplice città, di cinque nomi,

d’antico fasto, di potenza, d’ineguagliabile bellezza, di re sapienti e di tiranni

  1. Expression empruntée à L. Sciascia, Cruciverba, Turin, Einaudi, 1983, p. 176.

ciechi, di lunghe paci e rovinose guerre, di barbarici assalti e di saccheggi: in

Siracusa è scritta come in ogni città d’antica gloria, la storia dell’umana civiltà

e del suo tramonto » (p. 83-84).

Et c’est justement à Syracuse que celui qui écrit mesure l’abîme qui

sépare la ville de ses souvenirs, l’île où, « voyageur solitaire le long d’un

itinéraire de connaissance et d’amour, par les sentiers de l’Histoire, il vagabonda

pendant un lointain été » (OO, p. 143), et la ville présente, l’île

damnée, métaphore de l’Italie fascisante des années quatre-vingt (p. 140).

C’est de part et d’autre de l’omphalos d’Ortygie que les deux réalités, la

passée et la présente, se distinguent l’une de l’autre, c’est « dans l’espace

en forme d’oeil, dans la pupille de la nymphe, sur la place où règne la maîtresse

de la lumière et de la vue » (p. 83), que, à l’instar du Caravage sur le

visage de son page, le coryphée voit, comme dans un miroir déformant,

fleurir « la vermeille, la noire tache de la peste, de la corruption et de la

fin » (p. 92).

Bien sûr le voyageur pourrait, au risque de se comporter comme « un

presbite di mente che guarda al remoto ormai perduto, si ritrae in continuo

dal presente, sciogliere un canto di nostalgia d’emigrato a questa città della

memoria sua e collettiva, a questa patria d’ognuno ch’è Siracusa, ognuno che

conserva cognizione dell’umano, della civiltà più vera, della cultura » (OO,

  1. 84). Mais il ne veut pas de ce repli sur un hypothétique âge d’or : « Odia

ora. Odia la sua isola terribile, barbarica, la sua terra di massacro » (p. 105).

Car désormais, non seulement ce que les caprices de la nature détruisent

n’est plus reconstruit mais, de surcroît, la spéculation immobilière et

l’industrialisation sauvage achèvent de faire disparaître, en les recouvrant

d’une dernière strate mortifère, les témoignages d’une culture millénaire et

les beautés d’un patrimoine naturel incomparable. Comme à Augusta « che

gli appare nella luce cinerea, nella tristezza di un’Ilio espugnata e distrutta,

nella consunzione dell’abbandono, nell’avvelenamento di cielo, mare, suolo »

(p. 34). Comme à Milazzo où « sulla piana dove pascolavano gli armenti del

Sole, dove si coltivava il gelsomino, è sorta una vasta e fitta città di silos, di

tralicci, di ciminiere che perennamente vomitano fiamme e fumo » (p. 28).

Et le cancer qui ronge les lieux se propage et corrompt aussi les habitants

(p. 117). Comme à Gela où est née non seulement la ville « dell’edilizia

selvaggia e abusiva, delle case di mattoni e tondini lebbrosi in mezzo al fango

e all’immondizia di quartieri incatastati, di strade innominate, la Gela dal

mare grasso d’oli, dai frangiflutti di cemento [ma anche] la Gela della perdita

d’ogni memoria e senso, del gelo della mente e dell’afasia » (p. 79). Comme à

Avola dont la place géométrique et lumineuse est

vuota, deserta, sfollata come per epidemia o guerra, rotta nel silenzio dal rombare delle

motociclette che l’attraversano nel centro per le sue strade ortogonali, occupata […] da

mucchi di giovani […] che fumano, muti e vacui fissano la vacuità della piazza come in

attesa di qualcuno, di qualcosa che li salvi. O li uccida. Cosa è successo in questa vasta

solare piazza d’Avola? Cos’è successo nella piazza di Nicosia, Scicli, Ispica, Modica, Noto,

Palazzolo, Ferla, Floridia, Ibla? Cos’è successo in tutte le belle piazze di Sicilia, nelle piazze

di quest’Italia d’assenza, ansia, di nuovo metafisiche, invase dalla notte, dalle nebbie, dai

lucori elettronici dei video della morte? (OO, p. 112)

Cos’è successo, dio mio, cos’è successo a Gela, nell’isola, nel paese in questo atroce tempo?

Cos’è successo a colui che qui scrive, complice a sua volta o inconsapevole assasssino? Cos’è

successo a te che stai leggendo? (OO, p. 81)

Que s’est-il passé, effectivement, pour que celui qui écrit se prenne

lui-même à partie dans une sorte de dédoublement où sa voix semble se

dissocier de sa plume et lance ce « Dio mio » qui n’est pas une exclamation

vide de sens mais un véritable cri de douleur ; un cri de douleur à travers

lequel Consolo, car c’est bien de lui qu’il s’agit ici, trahit, pour la seule et

unique fois tout au long de cette Odyssée polyphonique, l’engagement

qu’il s’est fixé de n’être que le porte-voix et le porte-plume, de ne jamais

dire, contrairement à Pausanias, « Io sono il messaggero, l’anghelos, sono il

vostro medium, a me è affidato il dovere del racconto: conosco i nessi, la sintassi,

le ambiguità, le malizie della prosa, del linguaggio » (OO, p. 39). Pausanias

qui représente, dans le texte de Consolo, les Proci, les prétendants de la

naissante littérature postmoderne qui se font les complices, à moins qu’ils

n’en soient les fauteurs, de l’assassinat de la culture et de la mémoire par

le pouvoir politico-médiatique déjà tout-puissant depuis un certain décret

de 1983. Pausanias à qui Empédocle, dont Consolo reprend à son compte

l’approche sensorielle et poétique de la connaissance et la philosophie du

savoir révélé par le logos, rétorque :

Che menzogna, che recita, che insopportabile linguaggio! È proprio il degno figlio di

quest’orrendo tempo, di questo abominevole contesto, di questo gran teatro compromesso,

di quest’era soddisfatta, di questa società compatta, priva di tradimento, d’eresia, priva di

poesia. Figlio di questo mondo degli avvisi, del messaggio tondo, dei segni fitti del vuoto.

(OO, p. 40)

Que s’est-il passé pour que, après avoir engagé directement sa responsabilité

en tant qu’écrivant, celui qui écrit apostrophe ainsi le lecteur et

l’accuse d’être le complice de l’assassinat du logos par les Proci de la littérature

de masse ?

Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans ce qu’ils ont tous en commun :

le langage, l’écriture, les mots en somme ?

Peut-être tout cela a-t-il commencé dans les mots, par les mots ?

C’est en tout cas ce que Consolo entend démontrer, comme Sciascia

l’avait fait, en 1978, à l’occasion de sa magistrale enquête philologique sur

les documents relatifs à l’Affaire Moro 9. Une enquête où il donnait raison

à Pasolini qui, dans son célèbre article de 1975, dit “l’article des lucioles”,

affirmait déjà que « comme toujours, ce n’est que dans la langue que sont

apparus les premiers symptômes ». « Les symptômes, commente Sciascia,

de la course vers le vide de ce pouvoir démocrate-chrétien qui avait été,

jusqu’à dix ans auparavant, la continuation pure et simple du régime fasciste.

» (AM, p. 15)

Les mêmes symptômes s’étaient justement manifestés dans les années

qui avaient précédé la montée du fascisme, et la transformation du langage

en gesticulation oratoire, en rhétorique patriotarde 10, avait déjà été

un signe avant-coureur, une préfiguration de la corruption du corps social

et de la vie publique par la peste fasciste. Alors, la langue que Verga avait

forgée pour son poème narratif, son « épopée populaire » (OO, p. 48),

s’était abîmée dans « la retorica sicilianista, l’equivoco, l’alibi regressivo e

dialettale dei mafiosi, dei baroni e dei poetastri » (p. 77), ou s’était perdue

dans l’aphasie et le silence, devant « l’eloquio vano, prezioso e abbagliante di

D’Annunzio, […] i giochi spacconi e insensati dei futuristi » (p. 59).

De la même façon, les malheurs de Gela ont commencé lorsque, au lieu

d’encourager, après l’unanimisme fasciste, ce qui aurait pu être un nouveau

Risorgimento culturel et linguistique, la plupart des intellectuels italiens,

pour des raisons largement idéologiques, ont préféré, comme Visconti,

tourner des films tels que La terra trema, où « la lingua inventata da Verga

regrediva in dialetto, in suono incomprensivo, in murmure di fondo » (OO,

  1. 50) ou bien considérer, comme Vittorini, que la découverte de pétrole

dans les tombes grecques et les citernes sarrasines de ce petit village de

pêcheurs et la naissance de Gela 1, Gela 2, Gela 3 et de la Gulf Italia

Company méritaient d’être célébrées à grand renfort de « volenterosa poesia,

retorica industriale, lombarda e progressiva » (p. 78).

Le résultat de ces choix esthétiques et politiques, dont Consolo n’exclut

pas, comme on l’a vu, que lui-même et le lecteur aient pu être les

complices, s’affichent sur le visage de la Gela des années quatre-vingt et

la misère culturelle et morale dans laquelle vivent ses habitants se reflète

dans le spectacle de désolation qu’elle offre au voyageur. La misère des plus

jeunes, en particulier, qui n’ont eu pour seuls repères que ceux qui leur

  1. L. Sciascia, L’affaire Moro, Palermo, Sellerio, 1978 ; ci-après AM.
  2. Sciascia avait analysé les raisons politiques et sociologiques de ce qu’il considérait, déjà, comme une dérive

irréversible de la langue et de la littérature vers la confusion et le vide dans 1912+1, Milan, Adelphi, 1986, p. 13-16.

ont été fournis par « la furbastra e volgare letteratura sulla degradazione e la

marginalità sociale, sul male di Gela, di Licata, di Palma di Montecchiaro,

di Canicattì o di Palermo servito in serials televisivi, in Piovra 1, Piovra 2,

Piovra 3 [e nei] libri di vuote chiacchiere, di stanca ecolalia sui mali di Sicilia »

(OO, p. 80). Quant à ceux qui n’ont même plus ces repères-là, il ne leur

reste que « il linguaggio turpe della siringa e del coltello, della marmitta fragorosa

e del tritolo » (p. 79).Si, effectivement, tout s’est d’abord joué dans

la langue du fait d’une funeste trahison des clercs, Consolo semble penser

que ce n’est qu’avec la langue que l’on peut reconstruire ce que la langue

du non-dire politique et la non-langue de la culture de masse ont détruit 11.

Et pour qu’on ne puisse pas dire de tous les villages de Sicile, de tous

les villages d’Italie, ce que, à la fin des années quatre-vingt, il dit d’Acitrezza

qui n’est plus que « morte dell’anima, sigillo d’ogni pianto, arresto del

canto, fine del poema, turbinio di parole, suoni privi di senso » (OO, p. 49),

il proclame que

Trova solo senso il dire o ridire il male, nel mondo invaso in ogni piega e piaga dal diluvio

melmoso e indifferente di parole atone e consunte, con parole antiche o nuove, con diverso

accento, di diverso cuore, intelligenza. Dirlo nel greco d’Eschilo, in un volgare vergine

come quello di Giacomo o di Cielo o nella lingua pietrosa e aspra d’Acitrezza. (OO, p. 77)

Il ne s’agit pas là d’une simple déclaration de poétique mais d’une

véritable déclaration de guerre contre la langue corruptrice du pouvoir,

dénoncée précédemment par Pasolini et Sciascia, de la même façon que

le refus du récit était une déclaration de guerre contre la pensée unique

incarnée par le tout-puissant narrateur, le roman étant le genre littéraire le

plus menacé par l’une et par l’autre car, « dès lors qu’il doit nécessairement

contenir une valeur communicative, il risque d’être envahi par la communication

du pouvoir, il risque d’être entièrement possédé par sa langue »

(DQDF, p. 235).

Pour ne pas être possédé par la langue uniformisante de ce pouvoir destructeur

de culture et de mémoire dont la disparition des lucioles marque

métaphoriquement la naissance, par la langue de la nouvelle société de

masse, Consolo entend donc, comme Verga autrefois, inventer un nouveau

logos, capable d’aller au-delà de l’idéologie dominante, au-delà de la signification

historique et politique, « dans le sens d’une condition humaine

  1. À propos de la langue du non-dire inventée par les hommes politiques italiens à l’aube des années quatrevingt,

voir la réflexion de Sciascia dans L’affaire Moro, explicitement énoncée p. 15-16 et développée tout au long

de son enquête sur les documents de l’enquête. Quant à la non-langue de la culture de masse ici dénoncée, elle

fait l’objet d’une analyse critique plus approfondie de la part de Consolo dans la dernière section de Di qua dal

faro intitulée Parole come pietre.

générale et éternelle. Un langage qui, en allant de la communication vers

l’expression, rejoint donc la poésie » (DQDF, p. 229 et p. 282).

De fait, à l’instar de la construction polyphonique qu’il a élaborée en

atomisant le récit en une succession horizontale de tranches de vie qui

trouvent leur cohérence dans les rapports psychologiques et physiques qui

lient les uns aux autres ceux qui les ont vécues et les relient aux lieux où

ils ont vécu, Consolo forge une langue multiple en creusant verticalement

dans l’épaisseur des stratifications linguistico-culturelles accumulées dans

le creuset sicilien. Ainsi, dans le même paragraphe et parfois dans la même

phrase, se succèdent des mots d’autrefois et des mots d’aujourd’hui, des

mots d’ici et des mots d’ailleurs, dans une infinité de combinaisons qui

permet à la fois de capturer au mieux la vraie réalité et d’échapper aux tentatives

de récupération par la langue plate et vide du discours dominant,

grâce à un “mistilinguisme” que nous avons analysé de façon plus systématique

dans d’autres travaux 12 et dont les citations que nous donnons ici

en langue originale donnent un aperçu.

Cependant, cette langue hybride, ce cheval qui recèle dans ses flancs

les troupes bigarrées de toutes les langues du bassin méditerranéen à travers

les âges et qui est destiné à faire tomber la nouvelle Troie de la kermesse

médiatico-littéraire afin qu’Ulysse-Consolo puisse rentrer dans une

Ithaque débarrassée des usurpateurs, n’est-elle pas l’un de ses monstres

artificiels capables de réveiller les vrais monstres que l’on voit lorsqu’on

s’approche de Gela, de vrais monstres à la double nature, issus eux aussi de

strates multiples, capables eux aussi de tromper sur leurs origines et leurs

fins, et qui ressemblent à s’y méprendre aux Cyclopes et aux Lestrygons qui

entravèrent jadis le retour d’Ulysse et annoncèrent naguère le fascisme ?

Sono ancora lì sparsi i fortini, le casematte della difesa costiera, sembrano, affioranti dalle

dune, dai macconi, bianchi di fresca scialbatura, le coperture a calotta, i neri occhi delle

feritoie, le teste di giganti, d’arcaici guerrieri che stanno per risorgere o mostri, robot di calcestruzzo,

che emergono da ipogei, caserme sotterrranee, avanzano, marciano, distruggono

[…] Più avanti, nella vasta landa saudita, sono le teste d’ariete, i lunghi colli delle pompe

che vanno su e giù come in un movimento vano e inarrestabile, gli astratti metafisici

ingranggi di cui nessuno sa l’origine e il fine. Qui è il teatro dell’abbaglio e dell’inganno,

del petrolio favoloso […] qui il Gela 1, Gela 2, Gela 3 [che] accesero Mattei di forza e di

  1. Voir, en particulier, L. Bossi, La voix de la Sicile, entre idiolecte et mistilinguisme (actes du colloque international

« Les enjeux du plurilinguisme dans la littérature italienne », CIRILLIS de l’université de Toulouse-Le

Mirail, 11-13 mai 2006). Collection de l’ECRIT, CIRILLIS/IL LABORATORIO, Presses de l’université de

Toulouse-Le Mirail, 2007. Ead., De Verga à Camilleri : entre sicilitude et sicilianité, les auteurs siciliens font-ils du

genre ? (actes du Séminaire « Identité(s), langage et modes de pensée », CERCLI de l’université de Saint-Étienne,

7 novembre 2003), dans Identité, langage(s) et modes de pensée, études réunies par Agnès Morini, Publications

de l’université de Saint-Étienne, 2004.

speranza, lo spinsero alla sfida dell’ENI statuale al duro capitalismo dei privati, al Gulf

Italia Company, alla Montecatini […], posero sopra le facce malariche dei contadini i

bianchi caschi di plastica operaia.

Da quei pozzi, da quelle ciminiere sopra templi e necropoli, da quei sottosuoli d’ammassi

di madrepore e di ossa, di tufi scanalati, cocci dipinti, dall’acropoli sul colle difesa

da muraglie, dalla spiaggia aperta a ogni sbarco, dal secco paese povero e obliato partì il

terremoto, lo sconvolgimento, partì l’inferno d’oggi (OO, p. 78-79).

Comme l’auraient dit Manzoni, et Sciascia après lui, ainsi allaient les

choses en 1994.

Pour avoir trop bien manipulé la technique de ce sous-produit littéraire

de la culture de masse qu’était le roman policier dans les années soixantedix,

Sciascia, justement, avait été accusé d’avoir, avec ces préfigurations que

sont Il contesto et Todo modo, provoqué en quelque sorte « l’affaire Moro »

alors même que son but était de dénoncer les énigmatiques corrélations

dont Moro a été l’acteur et la victime, ainsi que le langage du non-dire

qu’il a si bien su utiliser et qui l’a ensuite empêché de se faire comprendre 13.

Mais depuis, le roman policier et sa structure sont devenus une sorte de

schéma narratif unique utilisé non seulement par ceux qui veulent, à la

suite de Sciascia, dénoncer les dérives du pouvoir politico-médiatique 14,

mais aussi et surtout par les suppôts de ce même pouvoir dont les ouvrages

produits à la chaîne étouffent et excluent toute tentative de subversion et se

bornent à entretenir les peurs ataviques et les comportements paranoïaques

que le pouvoir a toujours su utiliser à son profit.

De la même façon, alors que Consolo espérait encore, à la fin des années

quatre-vingt, pouvoir opposer au déferlement de la communication standardisée,

son épos à la structure polyphonique, composée de tout le substrat

mythopoétique méditerranéen, et son nouveau logos, sa langue plurielle,

faite de toutes les langues d’histoire et de mémoire fondues dans le creuset

sicilien, ses tentatives et celles de ceux qui, comme lui, s’efforçaient de faire

entendre des voix marginales, ont été noyées dans un multiculturalisme

et un communautarisme institutionnels grâce auxquels ces voix ont été

récupérées et canalisées.

En démultipliant et en divisant ainsi les enracinements culturels au

nom d’une diversité de façade, les serviteurs du pouvoir ont réussi à affaiblir

les racines de l’olivier dans lequel Ulysse avait taillé sa couche nuptiale,

  1. Voir AM, p. 16 et p. 27. Consolo a lui-même fait une analyse des choix narratifs de Sciascia dans la section

de Di qua dal faro intitulée Intorno a Leonardo Sciascia, p. 185-208, dans laquelle on lira avec profit les articles

Letteratura e potere et Le epigrafi, en particulier p. 199.

  1. Massimo Carlotto ou le collectif Wu Ming, entre autres représentants du genre noir d’inchiesta, exploitent

aujourd’hui cette veine et se substituent aux journalistes et aux historiens défaillants.

Lise Bossi

qui est aussi le berceau de toute notre civilisation, et, par myopie ou de

propos idéologique délibéré, à ne préserver que cette partie du tronc sur

laquelle prospère l’oléastre, l’olivier sauvage.

Encore quelques années et la langue de Consolo, dont la complexité

sémantique et la richesse lexicale défient déjà la traduction, sera devenue

incompréhensible pour la plus grande partie de ses compatriotes ; encore

quelques années et plus personne ne saura pourquoi Ulysse voulait tant

revenir à Ithaque. Et alors, qui dira le mal et dans quelle langue ?

Porcacchia facean di nome

“Porcacchia facean di nome loro di famiglia…”: con questo o un simile
attacco vorrei scrivere un romanzo. Raccontare d’una famiglia di camionisti (padre e due figli, mettiamo) del Napoletano, del Casertano o Avellinese, ex contadini, proprietari di un camion con rimorchio (costano, questi bisonti, quanto una casa di cento metri quadri entro la prima cerchia dei Navigli di Milano), che vanno, affannosamente e disperatamente (devono pagare il camion, costruire la casa), sulle autostrade su e giù per la stretta penisola nostra italiana. Con loro, della nuova realtà sociale: l’inurbamento, le squallide periferie industriali delle metropoli del Nord e i caotici agglomerati delle città del Sud, la camorra, il traffico di armi e droga, l’industria delle serre, lo sfruttamento della mano d’opera del Terzomondo, il calcio, gli stadi, i grandi mercati, le tangenziali, i raccordi anulari, i massacri sulle autostrade, gli scioperi, i blocchi stradali, i porti, i containers… Vorrei scrivere, ma non posso: bisogna esser giovani per scrivere un libro così, giovani e sciolti d’ogni memoria e legame per poter salire sulla cabina di uno di quei camion e viaggiare almeno per un anno, imparare, se già non la si conosce, la nuova lingua italiana, le koinè delle nuove realtà in cui ci si imbatte, i gerghi dei camionisti, dei trafficanti, dei camorristi, dei tifosi, delle prostitute, dei travestiti… No, non posso proprio: sono vecchio. Peccato. Mi resterà il rimpianto di non aver potuto scrivere un mio Pasticciaccio, il pasticciaccio brutto dei Porcacchia. Cedo dunque l’idea a qualche giovin scrittore italiano (interesserà mai a costui la realtà nostra sociale e saprà scrivere in terza persona?). La cedo a gratis, come dicono a Milano. Dicono a gratis e dicono con pardon i ragionieri di codesta città quando vogliono parlare in punta di forchetta. Oltre a dire una tantum, nel senso del diritto che hanno loro a sniffare di tanto in tanto per riprender quota ed esser efficienti. Ma con lo sniffo siamo forse già a livelli un po’ più alti (di quelli dei ragionieri almeno rimasti fuori da Palazzo Chigi, fuori dal Banco Ambrosiano e fuori dalla Borsa): macellai, ristoratori, amministratori ed evasori d’ogni risma, fabbricanti di mine, di defolianti e di tondini, pubblicitari e pierre, designers, parrucchieri, sarti, fotomodelli, artisti d’ogni ramo, dentro e fuori il Canale Cinque. Parlo della grande Milano in cui dimoro ormai da venti anni, senza contare i quattro in cui vi studiai. Erano allora gli anni Cinquanta e Milano l’era tutta un’altra roba. Era la città della ricostruzione, del grande Progetto, gli anni del “Politecnico” e dei “Gettoni” di Vittorini. Finiti gli studi, me ne tornai in Sicilia con l’idea di fare lo scrittore. Lo scrittore meridionale e meridionalista (era tanto di moda allora). Perché allora la scrittura era subito impegno, testimonianza e denunzia (e c’era pure Scelba che denunziava il culturame). Il grande sole o schema era naturalmente il Cristo d’Eboli con tutto quanto lo aveva preceduto e seguito, Gramsci Dorso Salvemini, con tutte le Uva puttanella, tutti i Pasticciaccio e i Ragazzi di vita, tutti i neorealismi, le sperimentazioni e le digressioni dialettali allora imperanti. Ma quando mi trovai a pubblicare il mio primo libro nel ’63, nella mondadoriana collana del “Tornasole” di Niccolò Gallo e Vittorio Sereni, dal titolo La ferita dell’aprile, dissero i critici, che allora leggevano i libri, che ero fuori, ma proprio fuori dal neorealismo. Ma ero dentro la storia. La storia siciliana del dopoguerra, la caduta del fascismo, la ricostruzione dei partiti, le prime elezioni regionali del ’47 con la vittoria del Blocco del Popolo, la strage di Portella della Ginestra, la vittoria schiacciante dei Democristiani nel ’48… Poi finì il Meridione e finì il mondo contadino. Tutto si industrializzò, pure la mafia e pure la camorra. Avvenne il grande esodo dei braccianti dal Sud al Nord. Anch’io quindi emigrai, e di nuovo su a Milano. Avevo la bell’età di trentacinque anni. Viaggiai il giorno e la notte di San Silvestro e il primo gennaio del 1968 fui a Milano. Contadino inurbato, non sapevo niente di metropoli e di cultura industriale. Mi sentii spaesato, spiazzato anche linguisticamente. Ripercorsi così, per salvarmi, per riconquistare anche l’uso della parola, la mia storia, la storia cioè della mia terra, e scrissi, in una lingua storica e filologica scavata e ritrovata, Il sorriso dell’ignoto marinaio. Dopo tredici anni dall’esordio. E questo libro, ch’era d’impianto storico (si svolgeva negli anni del Risorgimento e dell’impresa garibaldina: nodo di passaggio storico importante per il Meridione e banco di prova della maggior parte degli scrittori siciliani – Verga, De Roberto, Pirandello, Lampedusa, Sciascia…),
voleva anche dire metaforicamente del momento che allora si viveva,
a Milano e altrove. Poi… Poi sempre più indietro e sempre più lontano
dalla realtà: Lunaria, un racconto favoloso ambientato in un vago Settecento e scritto in forma teatrale. Quindi, uscito proprio nei giorni in cui sto per tracciare questo mio profilo scellerato, Retablo, d’ambientazione ancora settecentesca. Su cui aspetto che i critici dicano qualcosa. I quali forse non diranno niente fino a che il libro non sarà tradotto in italiano, nella lingua cioè dei Porcacchia che oggi si parla e scrive nel paese nostro. Perché Retablo è scritto in una lingua trapassata,
che pochi ormai ricordano e capiscono. “Lei è anacronistico?” mi ha chiesto un giornalista. “Certo” ho risposto. “E pure anacreontico.”

Vincenzo Consolo, in Giuseppe Appella – Paolo Mauri (a cura di), Almanacco della Cometa.
“I contemporanei vedono
se stessi”, Edizioni
della Cometa, Roma 1988, pp. 21-22.